
L’origine et la formation des tengu dans l’imaginaire japonais :
Des êtres légendaires aux origines complexes

☆ ATTENTION : cet article n’est pas un recueil d’histoires sur les tengu, mais bien plutôt un travail de recherche et d’analyse sur ces histoires et les quelques représentations de tengu que l’on peut trouver à différentes époques. Il s’agit surtout ici de comprendre ce qu’est et ce que représente le tengu. Le thème étant vaste, il aurait fallu un livre entier et plus de temps pour traiter pleinement du sujet. Ce (long) article devrait néanmoins être en mesure de vous donner de très bonnes bases pour bien comprendre le phénomène (du moins je l’espère).
Je tiens à préciser que j’ai mis également énormément de temps pour rédiger cet article, traduisant notamment la plus grande partie des sources qui ne sont pas publiées autrement qu’en japonais. Je prierai donc, dans le cas de l’utilisation de mon travail, de bien vouloir me citer et mettre un lien vers cet article. Merci de votre bienveillance et bonne lecture.
Lorsque l’on commence à étudier la culture japonaise, on tombe assez vite sur le personnage du tengu 天狗, que ce soit dans la littérature (« Konjaku monogatari shū » 今昔物語集, « Tengu geijutsu ron » 天狗芸術論), le théâtre nō 能 (« Kurama tengu » 鞍馬天狗), les arts graphiques (de très nombreuses estampes notamment à partir du XVIIe siècle), dans les mangas et anime (« Gegege no Kitarō » ; « Demon Slayer/Kimetsu no Yaiba »…) ou encore dans les jeux vidéo (« Abarenbo Tengu » – « Zombie Nation » en Europe – ; « Ganbare Goemon : Tōkai dōchū Ōedo tengu ri kaeshi no maki »; « Dead or Alive »).

Affiche de la pièce de nô Kurama tengu 
Gegege no Kitarô 
Demon slayer / Kimetsu no yaiba 
Abarenbo Tengu 
Ganbare Goemon : Tōkai dōchū Ōedo tengu ri kaeshi no maki 
Dead or Alive
Ma rencontre avec les tengu commence avec mes débuts en iaidō 居合道 et la lecture d’ouvrages sur l’histoire et les légendes japonaises. J’ai alors assez rapidement découvert l’histoire de Minamoto no Yoshitsune 源義経, personnage majeur de l’histoire japonaise, et un passage légendaire sur sa jeunesse, au XIIe siècle, me marqua : les arts martiaux, et le maniement du sabre en particulier, lui auraient été enseignés par un groupe de tengu, et plus précisément par leur leader, Sōjōbō 僧正坊, grand tengu résidant sur le mont Kurama 鞍馬山 (au nord de Kyōto). Je découvrais ainsi pour la première fois l’existence des tengu à l’âge de 19 ans, et ne manquais alors plus de tenter d’approfondir mes connaissances sur le sujet. Cet article se veut donc être un concentré des analyses des données que j’ai pu réunir sur le sujet.

Qu’est-ce qu’un tengu ?
Le tengu est un être légendaire qui peut, suivant les histoires et anecdotes, être aussi bien apparenté aux kami 神 (esprit divin, déité – un concept difficile à traduire dans les cultures occidentales) qu’aux yōkai 妖怪 (spectre, monstre ou démon, là aussi, autant de concepts culturels qui ne peuvent satisfaire pleinement à la traduction).
Kami comme yōkai peuvent être malfaisant ou bienfaisant. Les kami malfaisants sont plutôt rares mais on citera ici par exemple Amatsumikaboshi 天津甕星 (kami des étoiles se rebellant contre les autres kami). Au contraire, les yōkai fondamentalement bienfaisant sont rares mais on citera le amabie アマビエ, un yōkai à l’aspect mi-humain mi-poisson, à la bouche en forme de bec, possédant trois jambes, qui émerge de l’eau et prophétise entre autres l’apparition des épidémies (ses représentations permettraient même de se prémunir de la maladie – d’où son regain d’intérêt au Japon depuis l’apparition de la COVID 19). Kami comme yōkai sont le résultat en fait d’un ensemble de croyances populaires existant depuis fort longtemps au Japon, dont le tengu fait donc naturellement partie.

La représentation actuelle la plus populaire du tengu est un personnage :
- à face rouge humanoïde ;
- au long nez ;
- portant des geta (sandales traditionnelles japonaises) hautes avec une seule longue dent centrale sous la semelle ;
- revêtant les vêtements d’un yamabushi 山伏 (un ascète montagnard pratiquant le shugendō 修験道 – une voie ascétique fortement basée sur le bouddhisme ésotérique, mais aussi sur l’animisme, le shintoïsme, le confucianisme et le taoïsme) ;
- possédant un éventail de plumes ou de feuilles.
Cette représentation correspond à ce que l’on appelle généralement ōtengu 大天狗 (« grand tengu »).
On note également une variante importante avec les kotengu 小天狗, des petits tengu (généralement appelés karasu tengu 烏天狗 ou 鴉天狗) : des personnages mi-homme mi-oiseau, certains portant un bec d’oiseau, d’autres (la majorité) possédant une forme aviaire beaucoup plus prononcée que les traits humanoïdes. Dès leurs occurrences les plus anciennes, ils disposent quoi qu’il en soit d’une paire d’ailes leur permettant de voler. Ils servent et accompagnent généralement un grand tengu. Le mot karasu signifie corbeau (et corneille), et on serait tenté d’y voir un rapport à l’animal, mais nous y reviendrons plus tard car le rapport entre le mot et son sens est un peu plus complexe.

Dans les différents contes et anecdotes, les tengu sont réputés pour jouer des mauvais tours ou chercher à dévoyer les humains en utilisant notamment des pouvoirs surnaturels. C’est cependant loin d’être la seule image de ce personnage particulièrement complexe puisqu’on lui prête également des côtés bénéfiques. On se souviendra ici de mon exemple initial : Sōjōbō 僧正坊, grand tengu qui aida le héros Minamoto no Yoshitsune 源義経 en lui enseignant les arts du combat ; mais il y en eut d’autres.
Dans le « Tengu kyō » 天狗経 (« le livre des tengu », un ouvrage tardif datant de la période Edo 1603-1868), ce ne sont pas moins de 48 groupes de tengu différents, dirigés chacun par un grand tengu, qui sont répertoriés à travers tout le Japon. Leur nombre total dans les montagnes japonaises, incluant les karasu tengu, est évalué à 125 500 ! Les chiffres et la localisation parfois erronée des différents groupes mentionnés dans le « Tengu kyō » ont été fortement critiqués ces dernières années, mais on ne peut douter que le nombre de tengu supposés vivre au Japon par les croyants aient été relativement important à l’époque.

On comprendra ici que ces légendes prennent leurs racines et leur origine dans différents éléments (locaux ou étrangers d’ailleurs), preuves d’une certaine complexité dans la mise en place des croyances qui sont attachées au tengu. Nous allons néanmoins tenter ici de les expliquer.
Les origines chinoises du tengu : le « chien céleste »
Les idéogrammes formant le mot tengu 天狗 signifient « chien céleste » et proviennent directement de Chine où, lus Tiāngǒu , ils désignaient des étoiles filantes ou des météorites annonciatrices de calamités. Il semble que les sons de certaines de ces météorites, lors de leur pénétration dans l’atmosphère et surtout au moment de leur impact, étaient assimilés à des grognements et aboiements et l’on imaginait alors que des chiens venant du ciel arrivaient en grognant et aboyant (tout comme l’indique d’ailleurs ce que signifierait l’idéogramme 狗, qui représenterait un chien menaçant, contrairement à l’idéogramme 犬, qui représente le chien en général).
Une fois tombés sur terre, ces chiens célestes apporteraient des calamités. On retrouve notamment cette croyance pour la première fois dans le «Shānhǎijīng » 山海経 (le « Livre des monts et des mers », IVe – IIIe siècle avant notre ère).

Dans le bouddhisme, on peut relever dans la traduction chinoise du sūtra Saddharmasmṛty upasthāna (正法念處經, सद्धर्मस्मृत्युपस्थान, volume 19, datant de la dynastie Wei du Nord, fin IVe – début VIe siècle) la présence des idéogrammes 天狗, utilisés pour transcrire le mot « ulkā » (उल्का), une étoile filante aussi considérée comme signe funeste en Inde. La croyance pourrait donc provenir d’Inde.
On notera cependant de manière intéressante qu’au IXe et Xe siècles des versions abrégées du même sūtra furent de nouveaux publiées en Chine, notamment sous l’impulsion du bouddhisme vajrayāna (bouddhisme tantrique), et que les idéogrammes 天狗 semblent alors recouvrir tout élément céleste venant frapper la terre en faisant de la lumière, parmi lesquels la foudre a semble-t-il été intégrée. La Chine continuera d’ailleurs très longtemps à utiliser l’image d’un chien pour expliquer les phénomènes célestes. Ainsi, dans la Chine des Ming (1368-1644), ces « tengu » sont supposés déclenchés des éclipses, représentation que l’on retrouve assez fréquemment encore dans l’art chinois.

La première mention du tengu au Japon se trouve quant à elle dans le « Nihon Shoki » 日本書紀 (« Les chroniques du Japon », achevées en 720 et un des premiers ouvrages écrits en japonais avec le « Kojiki » 古事記, « chronique des fait anciens » qui, lui, fut achevé en 712). Il y est écrit que le 23e jour du deuxième mois de la neuvième année du règne de l’empereur Jomei 舒明天皇 (637), une étoile céleste aurait traversé le ciel de la capitale d’Est en Ouest dans un bruit de tonnerre. Le moine Min aurait alors informé tout le monde qu’il s’agissait d’un tengu, un chien céleste, dont le bruit était les aboiements (livre XXIII.12). Min se basait alors sur ce qu’il avait sûrement appris dans la Chine des Tang (618-907), dans ses lectures, comme nous venons de le voir un peu plus haut. Cependant, ce terme de tengu en tant que manifestation de météorite tomba en désuétude au Japon, pour ne plus jamais y être associé. Nous y reviendrons.

Il faut aussi préciser que, dans le « Livre des monts et des mers », il existe aussi un autre personnage qui mérite notre attention. Il y est effectivement fait mention du dieu Tiān yú, qui s’écrit avec les idéogrammes 天愚 et qui, lu à la japonaise, donne également « tengu ». Or, il s’agit en fait d’un dieu de la montagne, qui peut contrôler le vent et la pluie. Le fait que les tengu soient au Japon souvent considérés comme des déités de la montagne, et qu’on les croit pouvoir apaiser vent et pluie, a pu générer un amalgame avec cette divinité chinoise, mais il est difficile de s’avancer plus avant dans la mesure où nous manquons de preuve et il pourrait ne s’agir que d’une coïncidence.

Les prémices du tengu dans le Japon antique (VIIe au XIIe siècle)
Un avatar du renard céleste
Il faut attendre la deuxième moitié du Xe siècle (quatre siècles après l’enseignement de Min donc) pour que les idéogrammes 天狗 réapparaissent dans un texte japonais. Il s’agit du « Utsubo monogatari » 宇津保物語 (« contes de l’arbre creux »). Les idéogrammes y sont cependant alors annotés comme correspondant à un « être changeur de forme [appelé « mono »] et une sorte de renard ».
Il semble ainsi qu’en quatre siècles, l’image du tengu se soit fortement mêlée à celle du renard.
Ce transfert de l’image du chien vers le renard se retrouve d’ailleurs, dans le « Shōtoku taishi denryaku » 聖徳太子伝暦 (« biographie du prince Shōtoku », 574-622), daté lui-aussi du début du Xe siècle, soit peu avant le « Utsubo monogatari ». Il y est rapporté l’épisode déjà cité du moine Min, expliquant que l’étoile filante serait un tengu, donc un « chien céleste ». Cependant, la graphie du mot tengu n’est plus la même que celle dans le « Nihon Shoki ». Il ne s’agit plus des idéogrammes 天狗 (« chien céleste ») mais de 天狐 (« renard céleste »), dont la lecture précisée est alors « amatsu kitsune ». La prononciation tengu a ainsi disparu et l’image originelle du chien a donc été remplacée par celle du renard.
Nous faisons ainsi face ici à un amalgame avec une autre créature d’origine chinoise. En effet, peu avant (fin VIIIe – début IXe siècle), en Chine, il est aussi fait mention d’un « renard céleste » 天狐 dans le « Guang-yi-ji » 公異記 (« recueil des êtres surnaturels »). Le renard qui y est dépeint, se transforme en bodhisattva 菩薩 (un des nombreux degrés de bouddha), monte sur un nuage aux cinq couleurs (symbolisant la sainteté des personnages dans le bouddhisme), se transporte avec le nuage jusqu’à la maison d’un gouverneur qui avait décidé de devenir prêtre, et, sous cette apparence, sème la confusion en conseillant notamment aux prêtres sur place de manger de la viande (les prêtres bouddhistes ne mangent pas de viande). L’histoire précise aussi qu’il s’agissait d’un renard qui avait déjà vécu 1000 ans, thématique qui donnera plus tard naissance à un autre animal légendaire : le renard à neuf queues, aussi appelé kyūbi 九尾.

Avec ce renard céleste, on est alors très loin de l’image du nom donné à l’étoile filante, mais c’est cette nouvelle image – très proche des comportements des tengu japonais qui apparaitront ultérieurement – qui va ainsi semble-t-il s’ancrer dans l’imaginaire collectif, et se transposer dans le caractère du tengu. D’ailleurs, un renard possédant des caractéristiques très similaires apparait au Japon, dans le « Tendai Nanzan Mudōji Konryū Oshōden » (天台南山無動寺建立和尚伝, « Biographie de Sōō Oshō, fondateur du Mudōji de la montagne sud de l’école Tendai »), qui date du Xe siècle, comme le « Utsubo monogatari » et le « Shōtoku taishi denryaku ».
Le « Utsubo monogatari » entérine donc cet amalgame dans la mesure où, si les idéogrammes de tengu sont réintroduits au Japon, ils font désormais référence à une sorte de renard, intégrant totalement le changement d’image opéré précédemment en Chine.
On notera cependant que si ce terme de renard est utilisé, il n’existe toujours pas à l’époque de représentation illustrée des tengu. De même, les textes ne les décrivant pas vraiment, il n’est pas possible d’imaginer ce à quoi ils pouvaient ressembler.
Kami et mono teintés de bouddhisme
Revenons alors un peu avant cette réapparition du tengu, car le renard pourrait ne pas être le seul personnage ayant contribué à forger son caractère.
Au début de l’époque Heian (début IXe siècle), et avec la poussée du bouddhisme, émerge un autre personnage : les Gohō dōji 護法童子 (« enfant protégeant la loi du Bouddha ») , aussi appelés Kongō dōji 金剛童子 (« enfant guerrier » [qui protège le Bouddhisme]) ou encore Tendō 天童 (« enfant céleste »). Ceux-ci sont aussi dotés, suivant les récits, de certaines caractéristiques relativement similaires à celles que l’on retrouvera dans le personnage ultérieur du tengu. Ce sont des êtres surnaturels bienfaisants ou malfaisants envers les hommes, chargés de protéger la loi et les enseignements du bouddha.

Ces personnages sont également à l’époque rarement décrits physiquement (des représentations ultérieures existent). Il est ainsi question d’un Gohō dōji qui se rend la majorité du temps invisible dans le Shigizan engi emaki 志貴山縁起絵巻 (« rouleau illustré des légendes du mont Shigi », XIIe siècle). Y est dépeint un être qui est capable aussi de voler dans les airs et qui travaille comme serviteur pour le moine ermite Jōzō 浄蔵, en lui amenant sa nourriture, provenant de celle qu’il a dérobé à un autre moine. Une certaine malice est donc présente, sensiblement similaire à celle que l’on retrouvera chez les tengu.
On observe d’ailleurs la même histoire retranscrite dans le « Kojidan » (古事談), un recueil de faits pseudo-historiques (début du XIIIe siècle). Lorsque le Gohō dōji finit par apparaitre, la seule description donnée est qu’il porte un vêtement de cour de type karashōzoku 唐装束 (« costume en textile de provenance continentale »).
A l’origine, avant d’être assimilés par le Bouddhisme, il est probable que ces Gohō dōji se soient superposés à une croyance plus ancienne en des esprits plus ou moins bienfaisants ou malfaisants, d’origine divine ou encore du monde des morts, voire démoniaque (autant de concepts occidentaux qui ne sont pas tout à fait adapter mais dont nous nous accommoderons ici pour faciliter la compréhension), dotés d’une force surnaturelle, et qui apparaissent dans les recueils de légendes et les « Fūdoki » 風土記 (les rapports réguliers des coutumes, histoires, traditions orales et notes géographiques de chaque province du Japon, et commencés en 713).

Le mot employé pour caractériser ces prédécesseurs des Gohō dōji peut d’ailleurs être alors indifféremment kami ou mono. Rappelons que mono est également le terme utilisé dans le « Utsubo monogatari », au Xe siècle, pour caractériser les tengu.
Les termes de kami et de mono – qui n’ont pas encore leur sens actuel (sur lesquels nous reviendrons plus loin) – auraient alors désigné des choses similaires, presque synonymes (à l’époque du moins), à savoir des entités pour lesquelles il était nécessaire pour les hommes d’exprimer de la déférence et du respect. Ces termes regroupaient aussi bien des esprits bienfaisants et divins que des esprits malins, ou même les bénédictions ou les calamités que l’on pensait pouvoir être déclenchées chez l’homme par leur présence. On peut également noter que ces kami et mono sont généralement capables de se métamorphoser en animaux.
Parallèlement, dans le « Nihon ryōiki » 日本霊異記 (« récit des choses miraculeuses et étranges au Japon »), un recueil de légendes de la période Heian (daté fin VIIIe – début IXe siècle), il est également fait mention que certains de ces esprits pouvaient habiter certains arbres. Cette croyance se retrouve d’ailleurs à la fin du VIIIe siècle intégrée dans la pensée bouddhiste, où certaines essences d’arbre sont privilégiées pour la réalisation de sculptures bouddhiques, car on les pense comme plus facilement habitables par les esprits/déités. Ce type de croyance n’est cependant pas nouveau au Japon, puisque la déférence envers certaines pierres ou certains arbres de grandes dimensions y existait déjà depuis la période Kofun 古墳 (IIIe – VIe siècle), mais on atteint ici un degré beaucoup plus important. Cette vénération des arbres, supposés habités, s’est en effet élargie au milieu montagneux, depuis toujours très densément boisé au Japon. La forêt étant susceptible d’abriter plus d’esprits, les montagnes furent par conséquent généralement associées à l’habitat de ces entités et sacralisées. Rien d’étonnant alors à ce que les récits ultérieurs situent également presque systématiquement les tengu dans des lieux montagneux, souvent plutôt reculés.

On a donc pu constater que les récits au VIIIe siècle présentaient des esprits, capables de voler, vivants dans les montagnes et les arbres, dotés d’une grande force spirituelle et physique mais qui, au cours de cette période antique, se sont vues être soumis à la puissance du bouddhisme, en se mettant notamment à son service ou plutôt à celui de ses prêtres. Aux IXe et Xe siècles, une autre image va cependant se développer.
L’émergence des yōkai
A la fin du VIIIe siècle, dans le « Shoku Nihongi » 続日本紀 (« Suite des chroniques du Japon », qui finit d’être rédigé en 797), émerge pour la première fois la mention de yōkai 妖恠 ou yōchō 妖徴 (l’adoption de l’appellation et de la graphie définitive de yōkai 妖怪 sera plus tardive) qui désigne des esprits et autres spectres fondamentalement malins.
Parallèlement, au milieu du IXe siècle, se développe la croyance dans le fait que les âmes des humains décédés, dans des circonstances où ils étaient notamment emplis de haine et de rancune, peuvent revenir sous la forme de fantôme et autres spectres (les onryō 怨霊), s’ajoutant au corpus de ces yōkai dans les récits de l’époque.
Tout ceci semble contribuer à modifier la conception spirituelle des kami et des mono, si bien qu’à partir de la fin du IXe siècle, la division entre pur et sacré, d’une part, et impur et souillé d’autre part, se serait matérialisé plus franchement.
Aussi, avec cette fracture, les termes de kami et de mono ne peuvent plus s’intervertir. Kami est désormais réservé pour désigner le sacré et les entités bienfaisantes tels que les esprits divins ou les déités (sens qu’on lui connait aujourd’hui), alors que mono sera désormais utilisé pour évoquer les esprits malins. C’est alors la naissance du concept de mononoke 物の怪 (devenu célèbre avec le film anime « Princesse Mononoké »), qui désigne donc désormais notamment les esprits malfaisants envers les humains, et les calamités qu’ils peuvent déclencher.

La naissance du tengu japonais
C’est donc dans ce contexte qu’au milieu du Xe siècle, le terme de tengu, écrit 天狗, réapparait dans le « Utsubo monogatari ». Il est présenté comme mono, changeur de forme, associé au personnage du renard. Voici un résumé de l’histoire qu’on peut y lire : l’empereur en déplacement vers Kitano, aurait entendu des sons étranges, qui ressemblaient à ceux d’un koto 琴 (un instrument de musique à cordes), provenant d’une montagne lointaine. L’empereur estima qu’il s’agissait du fait d’un tengu (« tengu no shiwaza »), une explication souvent donnée à partir de cette époque pour justifier des phénomènes incompréhensibles. Il envoya un de ses ministres enquêter sur la source. Celui-ci découvrit alors que le son provenait d’une anfractuosité dans un immense pin et, de manière très étrange, il y rencontra alors sa femme et son fils, qu’il n’avait pas revu depuis longtemps.
La famille, que le ministre rencontre, est en fait le mononoke qui s’est métamorphosé. On n’a alors aucune description du tengu, en dehors de sa transformation. On note aussi que celui-ci semble être dans un arbre, dans une montagne, conformément à la croyance selon laquelle les esprits habitent les arbres, et que le tengu en ferait donc partie (tout comme les kodama 木霊 ou 木魂, ces petits esprits, que l’on voit apparaître également en grand nombre dans « Princesse Mononoké »). C’est en tout cas bel et bien le premier élément présentant un tengu japonais, autre qu’un corps céleste, dans l’histoire.

Représentation de Kodama au XVIIIe siècle 
Kodama dans le film « Princesse Mononoké »
A partir du XIe siècle, les tengu apparaissent de plus en plus fréquemment dans différents ouvrages, nous permettant de mieux appréhender ses caractéristiques.
Au début du XIe siècle, on retrouve ainsi la mention du tengu dans le très célèbre « Genji monogatari » 源氏物語 (« Le Dit du Genji », l’un des premiers romans psychologiques au monde, attribué à Murasaki Shikibu 紫式部, dame de la cour). Le tengu y est clairement considéré comme un mononoke, qui aurait pu prendre possession du personnage de Ukifune (livre 54 du Genji monogatari). Il est d’ailleurs à noter que le terme de tengu est à un moment remplacé dans le texte par l’idéogramme du renard céleste, ce qui tend à souligner que la différence entre les deux entités ne semble pas encore pleinement établie.
La possession de Ukifune est généralement considéré comme la première évocation d’un phénomène que l’on retrouvera souvent dans les récits liés au tengu : les « tengu kakushi » 天狗隠し et les « tengu sarai » 天狗さらい. Ces deux concepts, qu’on peut traduire respectivement par disparition et enlèvement, désignent en fait un même phénomène, où des personnes disparaissent subitement et réapparaissent dans des endroits complètement différents. Dans le « Eiga monogatari » 栄花物語 (« le Dit de la magnificence », composé au milieu du XIIe siècle), il est ainsi aussi question d’un endroit assez isolé, un lieu de prière bouddhiste, où des apparitions de tengu et des disparitions d’humains, notamment des moines, se produiraient régulièrement, rendant le lieu assez effrayant (rouleau 35). Tout comme les attaques envers les moines, ces enlèvements et disparitions sont un thème redondant qui, lui, possède des origines beaucoup plus anciennes et étrangères, sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

Les tengu sont aussi assez rapidement vu comme étant la cause d’hallucination ou, plus fréquemment, de maladies. Dans le « Ōkagami » 大鏡 (« le Dit du Grand Miroir », écrit à la fin du XIe ou au XIIe siècle), la mauvaise vue de l’empereur Sanjō 三条 aurait été due à un mononoke dans son dos et il est mentionné qu’à chaque fois que celui-ci battait des ailes, ce qui arrivait de temps à autres, la vue de l’empereur se dégradait ou s’améliorait. Il est ici aussi rapporté que le phénomène serait en fait dû à un tengu du mont Hiei 比叡山, au nord-est de Kyōto, et que celui-ci, en plus d’être la cause d’une maladie, serait donc doté d’ailes.

La physionomie du tengu au XIe siècle reste ainsi très mal définie et est encore mal séparée du renard, mais on comprend désormais qu’il est capable de voler avec des ailes, d’enlever ou de faire disparaître des gens, de déclencher ou d’influencer des maladies et qu’il tend à s’opposer au bouddhisme, ou du moins, à sa pratique, ce qui s’éloigne des personnages des Kongō dōji, qui étaient jusqu’à présent plutôt soumis au bouddhisme et bien que parfois malins, assez inoffensifs vis-à-vis des humains.
Le passage à la postérité : le « Konjaku monogatari shū »
Si au XIe siècle, le tengu apparaissait sous forme de petites mentions dans certains textes, c’est dans le « Konjaku monogatari shū » 今昔物語集 (« anthologie des récits d’autrefois », aussi traduit par « contes qui sont maintenant du passé », écrit au début du XIIe siècle), que celui-ci va prendre une place relativement importante dans le monde des yōkai.

Le recueil, constitué de 31 livres, regroupe au total 1059 histoires et anecdotes, réparties en quatre parties (une première partie sur l’Inde, une deuxième partie sur la Chine et les deux dernières parties sur le Japon). Le 20e livre regroupe notamment les histoires liées au tengu. Il y a ainsi 11 histoires ou anecdotes qui se rapportent au tengu (ce qui convenons-le, comparé à la somme totale des histoires, reste néanmoins relativement modeste). Il serait trop long de toutes les écrire dans leur intégralité ici (des traductions de nombres de ces anecdotes existent de plus désormais en français), mais nous pouvons ici dégager les caractéristiques majeures des tengu dans l’imaginaire de l’époque :
- ce sont des « mononoke » ailés, qui ont déjà toutes les caractéristiques physiques des tengu que l’on appellera plus tard karasu tengu (mi-humain mi-oiseau) ;
- ils sont capables d’apporter des maladies ;
- ils s’opposent à la loi bouddhique, aux moines et aux grands prêtres ;
- ils sont capables de jouer de mauvais tours (enlèvements, hallucinations) y compris aux prêtres de haut rang ;
- ils possèdent des pouvoirs surnaturels appelé « yōjutsu » 妖術, qui comprennent (en plus de la faculté de provoquer des hallucinations) notamment la métamorphose et la régénération (ils guérissent facilement des pires blessures) ;
- une odeur nauséabonde s’exhale lors de leurs apparitions.
Parmi tous ces textes, il est d’abord intéressant de noter que l’une de ces anecdotes raconte l’histoire d’un tengu originaire de Tenjiku 天竺 (une région qui correspond à l’Inde actuelle) qui, guidé par le son d’un sūtra dont il souhaitait pervertir l’origine, traversa la Chine pour arriver au Japon, jusqu’au lac Biwa 琵琶湖, au pied du mont Hiei. Là, il découvrit que le son du sūtra, qui avait fortement amplifié, provenait d’une rivière gardée par des Gōhō dōji et les quatre rois célestes du Bouddhisme (Shiten’ō 四天王). Se renseignant auprès d’un des dōji, il apprit alors que la rivière charriait les eaux usées issues des latrines du temple du mont Hiei et que, par conséquent, la rivière, profitant de la bénédiction des chants des sūtra du monastère, s’était gonflée de leurs échos et de leur pouvoir. Le tengu aurait été impressionné par le fait que les moines puissent, par leur chant, bénir jusqu’aux eaux usées, et aurait perdu toute volonté de pervertir ce lieu. Au contraire même, il aurait choisi de devenir moine et on raconte qu’il se réincarna dans un enfant qui devint grand prêtre du temple.
Ce texte, chargé de symboles, illustre parfaitement la croyance selon laquelle les tengu sont localisés non seulement au Japon, mais aussi en Chine et en Inde. Considérés ici comme l’antithèse du bouddhisme, ils sont supposés se trouver partout où le bouddhisme existe, et ce tengu suit même le trajet exact de l’arrivée du bouddhisme jusqu’au Japon.

Un autre texte dans ce recueil parle également d’un tengu chinois, ou plus précisément d’un ōtengu (grand tengu, mais qui n’a pas encore les caractéristiques du long nez et du visage rouge), qui subit de nombreux déboires en se croyant suffisamment puissant pour pouvoir pervertir et dévoyer des moines au Japon mais qui finit par fuir et rentrer en Chine. Si le ōtengu chinois conserve encore une morphologie aviaire (il possède entre autres des ailes) dans sa description, il émane de son comportement un trait qui constituera l’une des très grandes caractéristiques des tengu : la vantardise et la fanfaronnade. Encore de nos jours, en japonais, dire de quelqu’un qu’il « devient un tengu » (tengu ni naru, 天狗になる) signifie qu’il est vantard. En outre, le ōtengu chinois présente un autre trait de caractère des futurs tengu : la fierté (à outrance), qu’on exprime en japonais par la locution d’ « avoir un grand nez » (hana ga takai, 鼻が高い), qui sera une des caractéristiques physiques des grands tengu ultérieurs.
Le « Konjaku monogatari shū » recèle une autre information très importante puisque dans trois autres anecdotes, on raconte dans quelles circonstances des tengu métamorphosés en moines (ou parfois même en bouddha), se retrouvant acculés, regagnent une forme de milan noir (tobi 鳶) ou de buse du Japon (nosuri 鵟), qui semblent être leur forme initiale, pour s’enfuir. Ces trois histoires correspondent vraisemblablement aux premières descriptions de tengu ressemblant véritablement à des oiseaux, et qui constitue le fondement de l’image traditionnelle du karasu tengu. Dans le « Chūgaishō » 中外抄 (un recueil d’anecdotes du milieu du XIIe siècle), un moine portant des ailes et un bec de milan noir est d’ailleurs également considéré comme étant un tengu.

Tobi ou milan noir 
Nosuri ou buse du Japon
Les actions, dites typiques, des tengu apparaissent également dans le « Konjaku monogatari shū ». Certaines anecdotes font ainsi également état d’enlèvements de moines par des tengu, les tengu sarai, notamment celle où un tengu, après avoir enlevé un serpent (qui s’avère en fait être un dragon) enlève un moine (ces deux derniers finissent par s’entraider pour le plus grand malheur du tengu). Dans ces histoires, après quelques déboires les moines finissent généralement par se venger des tengu. Nous expliquerons plus loin que les origines de la croyance dans ce comportement des tengu sont particulièrement complexes.
En outre, dans deux anecdotes, le tengu est dit de nouveau lié aux maladies et autres accès de folie chez les hommes en montrant même la capacité d’aller jusqu’à posséder une personne. L’empereur En’yū 円融 était ainsi malade et il fut fait appel à de nombreux moines expérimentés pour le soigner en faisant des incantations pour faire fuir un mononoke, cause de sa maladie, sans résultat malheureusement. On appela alors un moine, enseignant la loi bouddhique sur le mont Kagu 香具山 (près de Nara) et réputé avoir une très grande force spirituelle. Ce dernier fut donc invité au palais et, après avoir réalisé des incantations, parvint à délivrer l’empereur de l’emprise de la maladie. Les deux grands prêtres, au service direct de l’empereur, furent étonnés – et un peu jaloux – que quelqu’un réussisse là où ils avaient échoué. Suspicieux, ils encerclèrent le moine avec des cloisons portatives en soie (kichō 几帳) et prononcèrent alors des incantations pendant deux heures. Au bout du temps écoulé, à l’intérieur des cloisons se fit entendre d’un coup un bruit de battements d’ailes, en même temps qu’une odeur de crotte de chien se répandait dans tout le palais. Soudain, le moine emprisonné fut éjecté en dehors des cloisons et les deux grands prêtres se saisirent de lui et le firent avouer. Le moine apeuré révéla qu’il avait vénéré et prié longtemps un tengu, afin d’être tenu en haute estime par les hommes. Cette vénération fit venir le tengu, qui le posséda, mais le moine maintenant libéré jura qu’on ne l’y reprendrait plus. Les deux grands prêtres se moquèrent alors de lui et le moine fut relâché à l’extérieur du palais. Cette histoire dépeint donc une possession, donnant des pouvoirs surnaturels aux êtres humains (capables d’agir sur les maladies et supérieurs même au pouvoir spirituel d’un grand prêtre). Une autre anecdote évoque aussi une très jolie femme qui, possédée par un tengu, cherchait désespérément à séduire un moine, mais le tengu pu finalement être chassé, libérant ainsi la jeune femme.

L’anecdote du moine du mont Kagu exprime aussi assez clairement le fait que la rencontre avec la forme originelle d’un tengu est particulièrement nauséabonde. A propos de ce sujet, l’historien Itō Nobuhiro 伊藤信博 propose d’y voir le résultat que le tengu est un mononoke qui se situe souvent à la frontière entre le monde des humains et le yomi 黄泉 (le monde des morts). Certains tengu apparaissent en effet dans des lieux marquant les frontières comme par exemple dans l’une des anecdotes où le tengu apparait dans un arbre, à proximité d’une pierre en l’honneur de Dōsojin 道祖神, le kami de la frontière, qui relie aussi le monde des humains au monde des morts. Les latrines aussi, que l’on retrouvait dans l’anecdote du tengu indien, constitue un milieu frontière, tout comme les montagnes reculées.

Le monde des morts peut d’ailleurs être assimilé à l’ « extérieur », endroit duquel viendrait beaucoup de maladies, une autre raison pour laquelle les mononoke à la frontière du monde des morts sont aussi souvent liés aux maladies. Le yomi, que l’on peut traduire littéralement par source jaune, n’est pas sans rappeler les sources thermales chargées de soufre, que l’on peut trouver à proximité des volcans. Ainsi, dans le nord du Japon, à Mutsu (département de Aomori 青森県), le mont Osore 恐山 (le mont de la peur) est d’ailleurs supposé être une des frontières avec le monde des morts. Cette croyance c’est affermie avec la proximité du lac Usori, un lac aux eaux acides, et de sources thermales d’où émanent des gaz à forte teneur en soufre, donnant alors une mauvaise odeur. Ainsi, cette connexion du tengu au monde des morts pourrait être la source de cette mauvaise odeur émanant à chaque apparition de tengu.

Pour ce qui est du pouvoir de régénération du tengu, il est aussi particulièrement puissant. Lorsque le tengu se fait malmener (os cassés, membres réduits en cendre suivant les anectotes…), il a la capacité de régénérer de ses blessures. Ainsi, le tengu chinois qui souhaite, comparer sa force aux grands prêtres, se fait rouer de coups, couper une aile et même brûler, mais il parvient systématiquement à se régénérer et à fuir. De même, le tengu qui subit la vengeance du dragon parvient également à fuir malgré de très nombreuses fractures.
Une autre grande particularité des tengu, décelable dans le « Konjaku monogatari shū », et non des moindres, réside dans la croyance selon laquelle les moines qui s’écartent du bouddhisme et ce, quel que soit leur rang hiérarchique, peuvent devenir des tengu. Trois anecdotes y font ainsi référence, et on retrouve également ce genre d’histoires dans le « Hōbutsuhū » 宝物集 (« Le recueil des trésors ») et le « Jimonkōsōki » 寺門高僧記 (« Rapport du grand prêtre de Jimon »), respectivement de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle.
Enfin, nous n’en avons pas encore parlé mais, on notera aussi que le « Konjaku monogatari shū » contient une anecdote où il est question d’un tengu de sexe féminin, appelée ama tengu 尼天狗 (ama signifiant également bonzesse) et vraisemblablement l’un des plus vieux exemples prouvant la croyance de l’existence des deux sexes chez les tengu. On retrouvera notamment la représentation de tengu féminins, aussi appelée metengu 女天狗, dans le « Fūraijin tengu no otoshidane » 風雷神天狗落種 (un kibyōshi 黄表紙, un livre illustré datant de 1787), écrit par Shiba Zenkō 芝全交.

De manière générale, le « Konjaku monogatari shū » nous présente donc des tengu qui cherchent à s’opposer d’une manière ou d’une autre au bouddhisme mais qui sont souvent vaincus par les moines, et notamment les moines de l’école bouddhiste Tendai 天台, dont le temple et monastère du Enryakuji 延暦寺, sur le mont Hiei, est un des centres majeurs à l’époque. Les textes cherchent tous clairement à montrer la transcendance et la valeur du bouddhisme, si tant est que les moines continuent de faire attention à ne pas sombrer dans les pièges de l’orgueil, qui ne manquerait pas de les transformer en tengu. On peut d’ailleurs y voir un premier rapprochement entre les moines et les tengu, un phénomène qui prendra de l’ampleur dans la période médiévale et qui se retrouvera dans le fait de faire par exemple porter des vêtements de moine aux tengu.

La maturation de l’image du tengu dans le Japon médiéval (XIIIe siècle au XVIe siècle)
Le Tengudō
Le tengu dans le Japon médiéval (et même plus tard !) hérite directement de l’imaginaire qui se manifestait dans le « Konjaku monogatari shū ». Le nombre d’ouvrages évoquant les tengu explose à partir du XIIIe siècle et on voit alors apparaître un concept très important qui transparaissait déjà en filigrane dans les différentes anecdotes, la croyance dans le Tengudō 天狗道 (la voie/monde des tengu).
En effet, la métempsychose et la transmigration des âmes, concepts intégrés au bouddhisme japonais (notamment via le bouddhisme tantrique et dans l’école de la terre pure – Jōdo shū 浄土宗 – qui émerge à l’époque), envisageaient jusqu’alors six voies de réincarnation (aussi appelé « les six destinées » Rokudō 六道) :
- le Tendō 天道 (la voie/monde des dieux),
- le Ningendō 人間道 (la voie/monde des êtres humains),
- le Ashuradō 阿修羅道 (la voie/monde des dieux belliqueux),
- le Chikushōdō 畜生道 (la voie/monde des animaux)
- le Gakidō 餓鬼道 (la voie/monde des esprits faméliques ou démons avides)
- le Jigokudō 地獄道 (la voie/monde des enfers).

Avec la croyance d’une forte possibilité pour les moines qui se détournent du bouddhisme de devenir un tengu, émergea donc l’idée d’une autre voie pour eux : le Tengudō. Alors qu’il est possible de changer de voie dans les six autres destinées, pour finir par se libérer de ce cycle et atteindre le nirvāṇa (but ultime du bouddhisme), le fait de sombrer dans la voie du tengu est définitif. En effet, le Tengudō transcenderait le cycle des renaissances par une certaine supériorité sur les autres voies, ce qui rendrait impossible la transmigration dans ces dernières et l’accession finale au nirvāṇa. Le fait que les tengu connaissent les notions du chemin de l’éveil (par l’apprentissage de la loi du bouddha alors qu’ils étaient encore moines) les empêcherait de tomber dans les voies maléfiques (Chikushōdō, Gakidō et Jigokudō) ; mais utilisant des pouvoirs spirituels et surnaturels pervertis, ils ne pourraient non plus accéder aux voies bénéfiques (Tendō, Ningendō et Ashuradō). Aux yeux du bouddhisme, le Tengudō était donc une voie biaisée, où le fait de tomber n’était pas enviable (presque une sorte de damnation).
C’est aussi au début du XIIIe siècle que l’on peut retrouver les premières représentations de tengu, qui n’étaient jusqu’à présent que des descriptions textuelles ou orales. Ces représentations apparaissent dans des rouleaux illustrés (emaki 絵巻), comme le « Tengu zōshi emaki » 天狗草紙絵巻 (« rouleau illustré du texte des tengu »). Y sont dépeints les dépravations des moines, en les caricaturant sous la forme de tengu, les agissements de l’école bouddhiste ikkō 一向宗 (qui tend à s’opposer à l’école Tendai, centralisée sur le Mont Hiei et jusqu’alors prééminente au Japon), ou encore la montée en puissance de l’école bouddhiste zen 禅. Les moines des différents grands temples que sont le Kōfukuji 興福寺, le Tōdaiji 東大寺, le Enryakuji 延暦寺, le Onjōji 薗城寺, le Tōji 東寺, le Daigoji 醍醐寺 et le mont Kōya 高野山, sont, dans ce rouleau, assimilés à des tengu correspondant aux 7 degrés de l’orgueil et de l’infatuation, confirmant ainsi la logique qui transparaissait dans le « Konjaku monogatari shū » et où le personnage du tengu était déjà relié à l’idée de l’orgueil démesurée. Si beaucoup de tengu présentent des caractéristiques physiques très proches de rapaces, on notera que certains sont beaucoup plus humanoïdes (seul un bec les séparent de l’humain). Les chercheurs s’accordent à dire qu’on a déjà ici une hiérarchisation entre des tengu à l’animalité prononcée et de rang inférieur, face à des tengu présentant au contraire une humanité très prononcée dénotant un rang supérieur (un phénomène que l’on retrouve aussi d’ailleurs dans l’art bouddhique en général).

L’origine et le développement de l’image des karasu tengu
Au XIVe siècle, le « Zegaibō emaki » 是害坊絵巻 (« rouleau illustré de Zegaibō ») dépeint l’une des anecdotes du Konjaku monogatari shū (celle où un tengu chinois est venu au Japon). Ce tengu, qui porte maintenant le nom de Zegaibō, vient au Japon, accueilli par ses confrères japonais et notamment le tengu Nichirabō, et cherche à comparer sa puissance avec les grands prêtres de l’époque pour son plus grand malheur. Tout comme dans le « Tengu zōshi emaki » cité plus haut, les personnages ont donc des ailes et des becs de rapace, probablement à rapprocher du milan noir ou de la buse japonaise. Ce sont ces images qui serviront de base référentielle pour la représentation des karasu tengu, ces tengu mi- humain mi- oiseau, au cours des siècles suivants.
De nos jours, tous les chercheurs s’accordent à dire qu’il faut chercher l’origine de la représentation des karasu tengu dans la divinité bouddhiste Karura 迦楼羅 ou Karuraten 迦楼羅天. Karura correspond à Garuḍa गरुड, le roi des oiseaux, possédant un plumage doré et rayonnant de lumière. Assimilé au soleil, il est aussi la monture de Vishnu dans la mythologie hindouiste puis bouddhiste, et se nourrit de serpents et de dragons. Cette identification est assez ancienne dans la recherche japonaise et remonte à l’article de l’écrivain, ethnologue et naturaliste Minakata Kumagusu 南方熊楠, « Tengu no Jōrō » 天狗の情郎 (« Jōrō le tengu »), écrit en 1915.
Représenté (à partir du VIIe siècle) aussi bien en statue qu’en masque de gigaku, Karura est souvent dépeint au Japon sous les traits d’un homme avec une tête d’oiseau et plus particulièrement de rapace.
Il fait partie d’une des huit légions des déités bouddhistes (hachibushū 八部衆) protégeant le Dharma (la loi et les enseignements du Bouddha). Dans le bouddhisme vajrayāna, la vénération de la représentation de Karura (alors associé également à l’élément de la foudre) est même considérée avoir le pouvoir d’apaiser pluie, vents et éclairs, de même que d’écarter la maladie (sūtra du Jingang guangyan zhi fengyu tuoluoni jing 金剛光焔止風雨陀羅尼經 écrit en Chine au VIIIe siècle, ou encore le Kakuzen shō 覚禅抄, écrit au XIIIe siècle au Japon).
Il convient alors ici de rappeler deux choses.
D’une part, qu’une prononciation approchante de tengu existait dans l’ouvrage chinois du « Livre des monts et des mers » pour désigner un dieu capable de maîtriser pluie et vent, comme le fait Karura, et le feront par la suite les tengu. L’amalgame entre les noms et les fonctions a donc pu avoir eu lieu à un moment indéterminé, pour associer ce dieu, la représentation de Karura et les tengu japonais. Mais cette hypothèse laisse beaucoup trop de place au hasard.
D’autre part, et de manière plus convaincante, que la graphie de tengu en Chinois aux IXe et Xe siècles ne désignaient plus seulement les météorites mais aussi et surtout la foudre, comme le démontre les versions abrégées du sūtra Saddharmasmṛty upasthāna.
On résumera ici le travail très dense et très intéressant de l’historien de l’art spécialiste en Chine antique, Sugihara Takuya 杉原たく哉, qui a retracé la transition en Chine d’un dieu de la foudre en forme de chien, qui évolua avec l’arrivée du bouddhisme en un esprit/démon (un yaksha यक्ष, yasha 夜叉 en japonais), doté d’ailes de chauve-souris, qui va petit à petit prendre une forme mi-monstre mi-aviaire, avec un bec et des ailes en plume. C’est alors que l’image de Karura serait venue se superposer à l’image de ces esprits ailés.
On retrouverait d’ailleurs cette association au Karura dans l’anecdote du « Konjaku monogatari shū », où un tengu ailé, avant d’enlever un moine, pique et s’empare d’un serpent pour le manger, serpent qui s’avère en fait être un dragon. Prenons alors le temps d’expliquer l’origine de ce comportement. Cette image renverrait directement au Karura, réputé manger des serpents et des dragons.
L’historien de l’art Miyaji Akira 宮治昭 soutient d’ailleurs que la représentation de Karura, qui a été transmise en Chine, puis au Japon, proviendrait de la région de Gandhāra. Cette région est localisée dans l’actuel Pakistan et il ne fait désormais plus aucun doute que l’art hellénistique y eut une influence extraordinaire sur le style artistique de la région, dans la sculpture bouddhique notamment (on parle même d’art gréco-bouddhique, très actif entre le Ier siècle avant notre ère et le VIIe siècle de notre ère). Miyaji émet l’hypothèse assez intéressante selon laquelle les représentations de Karura, emportant des serpents ou des dragons dans leurs serres pour les dévorer, auraient bénéficié d’une fusion avec les représentations de Zeus, métamorphosé en aigle, et enlevant Ganymède. En effet, de nombreuses statuettes existent dans la région, représentant Karura en train d’enlever une nāgī नागी (une divinité ou semi-divinité très fortement liée à l’image du serpent) dans une position très similaire à celles de Zeus et Ganymède dans certaines statues gréco-romaines.
On peut se demander ici quel rapport cette hellénisation de Karura a pu avoir avec les tengu. Il faut alors savoir que ce Karura du Gandhāra offre les caractéristiques d’un visage humain muni d’un bec (ce qui est une nouveauté dans les représentations de Karura). Or, l’influence de cet art du Gandhāra en Chine est concomitante à l’arrivée du bouddhisme dans la région. Cette influence stylistique se retrouva alors assez rapidement en Chine (notamment dans les grottes du Kizil克孜尔千佛洞, dans le Xinjiang, datées entre le IIIe et le VIIIe siècle), puis au Japon par la suite, faisant de l’art gréco-bouddhique, l’une des origines très probables de la représentation des tengu.
En outre, Sugihara Takuya fait un autre rapprochement intéressant entre les enlèvements ou disparitions causées par les tengu (les tengu sarai et tengu kakushi) et des enlèvements d’enfants par des rapaces. Nous venons de présenter Karura, mais en Chine, la déesse Guǐzǐmǔshén 鬼子母神 (aussi appelée Kishimojin en japonais et Hārītī en sanskrit), avant de se repentir face au bouddha, était réputée faire kidnapper les enfants et les manger. Or, une gravure (datant de la dynastie des Song du Nord, 960-1127) la représente avec, derrière elle, un serviteur au visage mi-humain mi-oiseau, ressemblant beaucoup à Karura (et par conséquent à un tengu) qui lui apporte un enfant. Ce serviteur pourrait être un yaksha, dont elle est censée être la mère, et dont le mode de représentation aurait bénéficié de l’amalgame avec le thème artistique de l’enlèvement par Karura.

Ce thème est effectivement également incontournable dans l’imaginaire japonais, basé semble-t-il sur des faits réels. Plusieurs de ces cas d’enlèvements d’enfants par des rapaces ont en effet été rapportés au cours de l’histoire du Japon. Dans un pays très agricole et privilégiant la riziculture, il n’était pas rare que des mères laissent leur nourrisson en bordure de rizière pendant que celles-ci participaient au travail rizicole. Certains rapaces pouvaient alors piquer pour prendre le nourrisson et l’emporter au loin. En dehors des anecdotes liées au tengu que nous avons déjà rapportées, on retrouve pour le coup ce qui ressemble à des histoire bien réels d’enlèvements par des rapaces dans le « Genkō shakusho » 元亨釈書 (« Histoires bouddhistes de l’ère Genkō », début XIVe siècle), ou encore, plus récemment, dans le « Honchō kōsō den » 本朝高僧伝 (« Récits du Grand prêtre Honchō », début XVIIIe siècle). Les enlèvements ou disparitions ont donc probablement dû fusionner dans l’imaginaire asiatique avec l’image de Karura et du yaksha mi-humain mi-oiseau, qui accompagnait la dévoreuse d’enfants Kishimojin.

Ainsi, si les idéogrammes de tengu n’étaient plus véritablement usités en Chine (sauf éventuellement pour quelques petits esprits, vraisemblablement des yaksha, se rapportant à la foudre et supposés donc tombés du ciel), les moines Japonais au XIe siècle durent redécouvrir cette notion de tengu, en même temps que l’arrivée du bouddhisme vajrayāna et l’étude des sūtra sur l’archipel. Ils l’associèrent alors sûrement aux représentations chinoises de ces esprits ailés associés à la foudre, ou du karura. Nous aurions ainsi l’explication des quatre siècles d’absence du mot même de tengu. D’après Sugihara Takuya, cette redécouverte aurait pu avoir lieu en raison de la connexion très forte qui existait entre la région de Zhejiang 浙江en Chine et les monastères tel que le Enryakuji 延暦寺, véritable centre d’études du bouddhisme au Xe et XIe siècles dans l’archipel. L’école Tendai, qui a fondé ce temple, est en effet originaire de la région de Zhejiang. Le mont Tiantiai 天台 (prononcé Tendai en japonais), qui s’y trouve, abritaient en effet plusieurs monastères où fleurissait également la peinture bouddhique, rayonnant jusqu’au Japon. Les moines japonais venaient, autant que faire se peut à l’époque (les liaisons navales entre le continent et le Japon devenant peu nombreuses à partir du Xe siècle), s’instruire et acheter des œuvres d’art, pour pouvoir embellir les temples de l’archipel et propager également les évolutions de la pensée bouddhique et de son art auprès des autres moines. C’est donc dans ces circonstances que les Japonais auraient alors redécouvert ces croyances concernant des esprits ailés que sont les yaksha, pouvant tour à tour aider les hommes où les tourmenter.

Leurs représentations sont d’ailleurs visibles sur les peintures bouddhiques et notamment un des tableaux de la série des « Cinq cents Luohan » 五百羅漢図, une oeuvre de Zhou Jichang 周季常 en 1178, dont Sugihara retrace le parcours historique complet, prouvant qu’elle est arrivée au Japon à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle. Cette oeuvre dépeint un esprit ailé dont la représentation est frappante de ressemblance avec celle des premiers tengu japonais (un demi-siècle plus tard, notamment dans le « Tengu zōshi emaki »). Les moines japonais venus étudier sur place auraient donc très vraisemblablement fait un rapprochement entre ces esprits ailés, teintés de toute la symbolique de Karura, et les tengu de leurs légendes, décidant alors de leur donner le même aspect.
L’origine du nom de karasu tengu
Ce nom est devenu très populaire, mais d’autres appellations existent, comme kotengu 小天狗 (petit tengu) ou konoha tengu 木の葉天狗 (tengu des feuilles). De nos jours, il semble que l’appellation de karasu tengu est la plus commune. Il s’agit néanmoins de l’un des éléments trouvant le moins d’explication logique jusqu’à présent. En effet, alors que karasu 烏 (ou 鴉) désigne en fait deux espèces de corbeau (la corneille noire et le corbeau à gros bec), les premières illustrations des karasu tengu présentent donc toutes un bec de rapace et des couleurs de plumage dans les tons bruns striés de noir qui, on l’a vu, correspondent plutôt au milan noir et à la buse du Japon. Les tengu, qui sont décrits sous la forme d’oiseaux dans les textes, ont également tendance à présenter des similitudes avec ces rapaces. Le rapport au corbeau n’est ainsi absolument pas évident.
Pourquoi alors les appeler « corbeau » ? Malheureusement, peu de réponses satisfaisantes existent et cette question ne semble pas attirer les chercheurs.
Il est parfois fait mention d’un rapprochement phonologique entre le nom de la divinité Karura / Karuraten et karasu / karasu tengu mais cette hypothèse nous semble assez fortement tirée par les cheveux à mon avis.
On serait plutôt tenté ici de faire des rapprochements avec la symbolique du corbeau. Dans le Shintō, le corbeau occupe la fonction de guide et même de serviteur de certains kami. Possédant une fonction psychopompe, c’est en effet lui qui accompagne et guide les esprits des morts. On ne peut alors s’empêcher de repenser au fait que, dans les anecdotes, le tengu aussi semble être connecté au monde des morts (le yomi). Mais le corbeau est surtout, d’après le Kojiki et le Nihon shoki (VIIIe siècle), et au travers de la représentation de Yatagarasu 八咫烏 (le kami corbeau à trois pattes qui figure sur le maillot de l’équipe de football du Japon), le kami qui guida l’empereur Jinmu 神武 et, par conséquent, un kami vénéré pour guider les gens.

Le Yatagarasu n’est pas exclusif au Japon. Le mythe des corbeaux à trois pattes existait ainsi déjà en Chine, avant l’apparition du bouddhisme. Appelés jīnwū 金烏 (« corbeau d’or », ou « corbeau soleil »), ces corbeaux étaient censés transporter le soleil pour lui faire parcourir son chemin dans la journée. Dans le Kojiki, de manière quelque peu similaire, il est d’ailleurs aussi désigné comme étant le serviteur d’Amaterasu Ōmikami 天照大神, déesse du soleil. Le plumage or et le rapport au soleil de ces jīnwū ne sont pas sans faire penser à Karura, qui est réputé avoir un plumage similaire et est, lui aussi, fortement associé au soleil.
De plus, dans le Nihon shoki, il est aussi question du kinshi 金鳶( le tobi ou milan noir d’or), qui guida l’empereur Jinmu à la victoire lors de la bataille contre Tominonaga Sunebiko 登美能那賀須泥毘古. La couleur or du milan rappelle ici aussi Karura, et le fait qu’il s’agisse d’un tobi est tout à fait intéressant dans la mesure où c’est exactement l’oiseau auquel fait référence la représentation de ces tengu.
Or, le kinshi n’apparaissant pas dans le Kojiki, kinshi et yatagarasu furent semble-t-il très souvent fusionnés dans l’imaginaire des croyants, les deux étant alors considérés comme une même entité, ayant un rôle de guide qui permit, par son aide envers l’empereur Jinmu, de favoriser la construction du pays. A partir de l’ère Heian, le sanctuaire Shimogamo 下鴨神社 de Kyōto les vénère et continue même actuellement de les présenter sur sa page d’accueil sous un nom composé des deux oiseaux : le Kinshi-Yatagarasu 金鳶八咫烏, achevant de les mélanger complètement.

De par tous ces recoupements, on est ainsi en droit d’imaginer ici que les milans noirs, représentant ces premiers tengu, aient pu alors voir leur nom être mélangé à celui des corbeaux. Le yatagarasu étant plus connu que le kinshi, il n’est alors pas impossible que l’appellation de karasu l’ait emporté, générant ainsi l’appellation de karasu tengu. Les représentations du kinshi, ne serait-ce que dans le sanctuaire Shimogamo, sont en effet beaucoup plus rare que celles du Yatagarasu. Au vu des interconnections stylistiques et symboliques existant entre les quatre éléments que sont Karura, les tengu, les milans noirs et les corbeaux, cette hypothèse ne nous semble pas être excessivement farfelue. On gardera cependant le doute qui convient à ce type d’explication.
Une dernière explication pourrait tout bonnement résider dans le fait que l’appellation est soit plutôt moderne (nous n’avons pu remonter la piste de la toute première mention du terme de karasu tengu dans la littérature japonaise), auquel cas, l’appellation pourrait bien être issue de la variété des illustrations de l’époque Edo 江戸 (1603-1869), où il devient difficile de discerner l’espèce d’oiseau qui a pu servir de modèle, dans certaines estampes. Certaines légendes, comme celle du mont Daisen 大仙 (département de Tottori 鳥取県), évoque le fait qu’un corbeau ayant aidé des humains, il aurait été par la suite déifié en tant que karasu tengu, mais la légende pourrait ainsi être antérieure à l’appellation elle-même. En bref, si certaines hypothèses paraissent plausibles, l’étymologie du terme karasu tengu demeure très incertaine.
Emergence de l’image du grand tengu au long nez
A la fin du XIIIe siècle, dans le « Shasekishū » 沙石集 (recueil des sables et galets, une collection de paraboles bouddhiques), s’il est précisé que les moines qui ne sont pas studieux et scrupuleux dans l’étude de la loi bouddhique ont de grandes chances de renaître en tant que tengu maléfiques, les aku tengu 悪天狗, il est aussi fait mention, dans certains cas particuliers, de tengu bénéfiques : les zen tengu 善天狗. En effet, certains moines se donnant corps et âme à l’étude du bouddhisme seraient malgré tout contraints de renaître sous la forme de tengu, mais dans ces cas-là, de tengu bénéfiques, cherchant donc à faire le bien, contrairement aux autres tengu. Il existerait donc désormais dans les croyances deux types de tengu vis-à-vis des humains et du bouddhisme, des tengu maléfiques et des tengu bénéfiques, ce qui nuance la vision unilatérale très péjorative qui avait pris forme notamment au siècle précédent.
A la même période, dans le « Gempei jōsuiki » 源平盛衰記 (« Chronique des vicissitudes de l’opposition entre les clans Minamoto et Taira », fin XIIIe siècle) et le « Heike monogatari » 平家物語 (« Le dit du Heike », début XIVe siècle), est expliqué que même les tengu mauvais, ayant étudié la loi bouddhique, se retrouvent en possession de pouvoirs spirituels et étranges, tels que la prescience ou encore la faculté d’agir sur les phénomènes météorologiques.
Au XIVe siècle, avec le « Taiheiki » 太平記 (Chronique de la grande paix), on découvre que ce ne sont plus seulement les moines qui peuvent sombrer dans la voie du tengu, mais bien l’ensemble de la population, que ce soit la famille impériale, des nobles ou même le commun des mortels, notamment dans le cas où ceux-ci seraient morts dans des circonstances où ils auraient pu conserver une certaine haine du monde des humains. On accède alors à une dimension différente. Si jusqu’à présent, il était uniquement question de moines qui finissaient par se transformer en tengu, la croyance a fini par s’amalgamer avec le principe de vénération des esprits des morts, où ceux-ci peuvent maintenant accéder à l’état de tengu, quelques soient leurs conditions initiales. Ces nouveaux tengu s’occupent moins de s’attaquer au bouddhisme que leurs prédécesseurs. Les histoires les dépeignent plutôt en train de chercher à semer le désordre dans le monde des humains de manière générale, tel l’esprit de l’empereur Sutoku 崇徳天皇, qui se serait transformé en tengu après sa mort, ravageant le monde des humains en perturbant les phénomènes naturelles.

C’est également au XIIIe et au XIVe siècle que les noms propres apparaissent et commence à se répandre pour certains tengu. C’est dans le « Heiji monogatari » 平治物語 (« Le Dit du Heiji », début XIVe siècle) que le héros historique Minamoto no Yoshitsune 源義経 aurait ainsi reçu, dans sa jeunesse (et alors sous le nom de Ushiwakamaru 牛若丸), un enseignement en arts martiaux et, plus précisément, en art du sabre, de la part des tengu du mont Kurama et notamment du tengu nommé Sōjōbō 僧正坊. Nous avions également évoqué le « rouleau illustré de Zegaibō », où le tengu chinois est appelé Zegaibō et le tengu japonais est nommé Nichirabō 日羅坊. La présence d’un nom propre pour différents tengu tend à illustrer une certaine montée de ces derniers dans la hiérarchie des mono et des yōkai, pour parvenir jusqu’à la limite du statut de la divinité.

Ushiwakamaru et les tengu du mont Kurama 1 
Ushiwakamaru et les tengu du mont Kurama 2 
Ushiwakamaru et les tengu du mont Kurama 3
C’est dans ces circonstances qu’apparut à la fin de la période Muromachi 室町 (1336-1573) la différenciation entre ces tengu portant un nom propre, que l’on se mit à appeler grand tengu, et les petits tengu. Si la morphologie des petits tengu conserva les caractéristiques cités plus haut, c’est-à-dire mi-humain mi-oiseau, les grands tengu évoluèrent et prirent peu à peu les caractéristiques qu’on leur connaît :
- un grand nez ;
- un visage rouge ;
- des vêtements de yamabushi ;
- des geta à une seule dent centrale ;
- un éventail de feuilles ;
- la capacité de voler (présente au début mais qui disparait par la suite) ;
- l’absence de grand tengu de sexe féminin.
Dans les représentations les plus anciennes, ces grands tengu semblent encore capable de voler, ce qui ne sera généralement plus le cas par la suite. En outre, il n’existe aucun exemple parmi les grands tengu de la présence du sexe féminin.
L’ouvrage par lequel tout serait venu est le « Otogi zōshi » 御伽草子 (« Recueil de contes »), paru pendant la période Muromachi 室町 (XIVe – XVIe siècle). Il dépeint Sōjōbō et les tengu du mont Kurama avec la caractéristique du long nez. Ce passage sera d’ailleurs abondamment repris dans différentes œuvres durant la période Edo (1603-1868), contribuant à la popularité de cette représentation.
Le long nez, caractéristique principale de ces grands tengu, bénéficie de différentes hypothèses quant à son apparition.
Selon une partie des spécialistes, en tête desquels il nous faut citer Shigeru Gorai 五来重 (ethnologue spécialiste en folklore japonais, 1908-1993), le tengu au long nez proviendrait des masques de danses traditionnelles (bugaku 舞楽 et gigaku 伎楽) et, plus particulièrement, des personnages de Suikō 酔胡 et de Chidō 治道. Suikō et Chidō sont généralement représentés avec un long nez et un visage rouge, donnant la caricature sino-japonaise de ce qu’étaient les étrangers occidentaux (appelés kojin 胡人). On rappellera alors ici la croyance selon laquelle il existait des tengu en Chine et même en Inde, soit partout où le bouddhisme était présent. Les Japonais auraient alors pu donner des traits occidentaux au visage des tengu lorsqu’ils commencèrent à chercher à les représenter.
Une autre théorie consiste à rapprocher les tengu au long nez avec le kami nommé Saruta hiko 猿田彦, qui apparait dans la mythologie japonaise et que l’on retrouve dans le « Kojiki » 古事記 (« Chronique des choses anciennes »), le premier ouvrage de l’histoire du Japon (VIIIe siècle). Allant à la rencontre du prince Ninigi 瓊瓊杵尊, descendant du grand kami du soleil, Amaterasu 天照, Saruta hiko se présente à lui et se propose de le guider, le faisant alors assimilé par la même, comme le kami de l’orientation. Or, sa description spécifie précisément que Saruta hiko présente un nez de 7 paumes de long (soit près d’un mètre), qu’il a les lèvres qui brillent (ce qui a pu faire penser à un bec) et qu’il a de grands yeux rouges. Les masques de kagura 神楽 (une danse théâtrale et rituelle shintō) ou même les gravures existant sur certaines pierres marquant les frontières et représentant Saruta hiko sont extrêmement similaires à la représentation actuelle des tengu au long nez. Sa représentation sur les pierres marquant les frontières illustrent clairement sa fusion avec le kami Dōsojin 道祖神, auquel les tengu étaient plus ou moins également amalgamés. Sa fonction de guide rappelle fortement quant à elle la fonction du Yatagarasu et du Kinshi. Saruta hiko est cependant un dieu singe au long nez, ce qui explique sa face rouge. Les recherches les plus récentes ont ainsi tendance à démontrer que l’hypothèse d’une l’influence de Saruta hiko sur l’apparence des tengu est peu vraisemblable. La similitude dans les apparences aurait pu être postérieure à l’apparition du long nez chez les grands tengu, soulignant une volonté de rapprochement des légendes sur ces derniers à la religion shintō.
Une dernière théorie, la plus récente et aussi la plus en vogue actuellement, est bien illustré par Sugihara Takuya. Il présente ainsi le « Kasuga gongen genkiki e » 春日権現験記絵 (« Contes illustrés des miracles des avatars de Kasuga », début XIVe siècle), où un tengu est représenté avec toutes les caractéristiques des masques de Suikō ou Chidō (y compris le poil hérissé), alors qu’il a pris l’apparence d’un moine, et qu’il est également représenté sous une forme plus classique mi-humain mi-oiseau un peu plus loin.
Cette représentation des tengu au longs nez pourraient donc être beaucoup plus ancienne que précédemment estimée, notamment dans le cas de représentations de tengu métamorphosés en moine. On notera ainsi que dans le « Tengu zōshi emaki » et dans le « Zegaibō emaki », qui sont donc parmi les premiers rouleaux illustrés représentant des tengu, il arrive que leur métamorphose en moine présente un nez, voire même un menton, plus long que la normale. Les chercheurs penchent pour une analogie entre ce long nez et le bec du tengu. Sugihara va même jusqu’à repérer une phase évolutive de la métamorphose entre le long nez et le bec.
La représentation des longs nez serait donc alors presque aussi ancienne que la représentation des premiers tengu au Japon, mais constituerait une variante, notamment lorsque les tengu se métamorphosent sous forme humaine. Avec l’explosion du nombre d’anecdotes et histoires à l’époque médiévale, il n’est pas impossible qu’une certaine hiérarchisation des tengu ce soit donc mise en place, révélée dans les textes par l’apparition des noms propres, mais aussi dans les illustrations en fonction d’une représentation plus ou moins humanoïde : les tengu au long nez se voyant élevés à un rang supérieur aux tengu mi-humain mi-oiseau. A ce phénomène, a pu encore se superposer après coup la représentation de Saruta hiko, dont les masques caractéristiques, utilisés dans les processions, commencèrent à être assimilés à ceux des tengu.
Dans tous les cas, le processus exact d’intégration de ces représentations figuratives au personnage du tengu demeure très complexe, mais une chose reste assez claire : la mise en place de la représentation définitive des tengu avec un long nez s’est fait tardivement (début XVIe siècle) et on cite traditionnellement le « Kurama dai Sōjōbō zu » 鞍馬大僧正坊図 (« Illustration du grand Sōjōbō de Kurama »), réalisé par Kanō Motonobu 狩野元信 (1476-1559), comme l’œuvre sur laquelle toutes les illustrations ultérieures des grands tengu se seraient basées (nous n’avons pas pu malheureusement retrouver d’illustration). La popularité des croyances sur les tengu conduira le « Tengu kyō » 天狗経, réalisé durant la période Edo, à recenser 48 grands tengu et leur groupe dans l’archipel (en conservant une certaine méfiance cependant vis-à-vis de la véracité des informations qui y sont formulés).
Tengu et shugendō
L’une des autres grandes caractéristiques dans la représentation des tengu au cours de la période médiévale est le rapprochement entre les tengu et le monde du shugendō. Comme vu tout au début de l’article, le shugendō 修験道 désigne une voie ascétique fortement basée sur le sangaku shinkō 山岳信仰.
La vénération des montagnes, la croyance que les esprits y vivent et que les esprits des morts y retournent, très fortement teinté de bouddhisme tantrique, apparait au Japon peu avant le début de l’ère médiévale. C’est avec cette pratique que les ascètes, alors appelés yamabushi 山伏 (signifiant : ceux qui se prosternent dans les montagnes) vont véritablement chercher à se reclure dans la montagne, pour atteindre l’illumination.

Avec les croyances de plus en plus populaires à la période médiévale que les tengu vivaient dans les montagnes reculées d’une part, que les moines étaient susceptibles de se transformer en tengu d’autre part et enfin par le fait que l’engouement pour le shugendō augmenta également fortement au cours de cette même période médiévale, les yamabushi furent assez naturellement associés à l’image des tengu et leurs vêtement et outils furent très vite intégrés à la représentation classiques des tengu au long nez, qui apparaissent en cette fin de Moyen-Âge. Les grands tengu sont dès lors très souvent représentés avec les vêtements du yamabushi : le suzukake 鈴懸, un vêtement ample et le yuigesa 結袈裟, une bande de tissu tombant de part et d’autres du cou et dans le dos, à laquelle est attachée 6 bonten 梵天 (pompons blancs ou noirs qui symbolisent des divinités protectrices) et qui se veut être la schématisation d’un kesa 袈裟 (vêtement orange/ocre drapé autour du moine), plus facile à porter en montagne. Le port du tokin 頭襟 (un petit chapeau servant de protection à la tête mais aussi de gobelet), les geta à une dent centrale (qui sont donc des sandales permettant de marcher plus facilement en montagne, mais qui furent aussi utilisés sur terrain plat pour des entraînements d’équilibre), ainsi que différents outils typiques des yamabushi furent aussi abondamment représentés dans les illustrations des tengu à partir des XVIe et XVIIe siècles.

Les légendes autour du fondateur du shugendō, En no Gyōja 役行者 (le précurseur pseudo-historique au VIIe siècle du shugendō, que l’on disait capable de manipuler les forces démoniaques, et qui vécut dans la montagne après s’être fait chasser de la cour impériale), contribuèrent donc abondamment à rattacher l’image du tengu aux yamabushi. L’ère Edo, qui commence à partir du XVIIe siècle, ne fit qu’amplifier le phénomène par la multiplication des représentations déjà existantes, ancrant toujours plus ces représentations des tengu dans l’imaginaire populaire.
Un dernier accessoire, né au cours de la période Edo (1603-1868)
Il faut enfin noter un dernier élément caractéristique des grands tengu : le fait qu’il possède souvent un éventail fait de plumes (à l’origine, puis de feuilles), le hauchiwa 羽団扇, qui leur permet de déplacer des grandes masses d’air. La tradition à l’époque Edo (1603-1868) évoque le fait que le grand tengu aurait troqué cet éventail contre son plumage (d’où le fait qu’il soit en plume). De plus, son pouvoir de déplacement des masses d’air permet au tengu de pouvoir continuer à voler malgré tout, mais aussi de développer des incendies (de graves incendies à Edo/Tōkyō et Ōsaka furent ainsi mis sur le dos de tengu malveillants qui auraient attisé les flammes avec leur éventail), des tempêtes et au final, telle une baguette magique, de donner la possibilité au tengu d’utiliser ses différents pouvoirs suivant les nouvelles histoires (métamorphose, distorsion du temps, clonage, illusion, possession, ou même encore guérison…).
L’éventail va acquérir une telle force symbolique pour représenter les grands tengu que les temples, où ils sont vénérés, vont parfois prendre cet objet comme insigne. On peut aussi noter que les plumes seront souvent, à une époque très récente, remplacés par des feuilles de yatsude 八手 (fatsia japonica, une plante qui était réputée pour éloigner les mauvais esprits).
Le legs de l’image du tengu
La très forte montée en popularité du tengu au cours des siècles a bien entendu généré une masse considérable d’ouvrages, d’anecdotes, d’illustrations (et autres estampes) à son sujet. De nombreuses variations stylistiques au cours de la période Edo ont même introduit de nouvelles apparences, notamment pour les karasu tengu (les représentations avec une peau bleue, entre autres, donnèrent lieu à l’appellation de aotengu 青天狗, et l’on vit même apparaître des représentations tentant de se rapprocher de la physionomie des corbeaux).
La majorité des grands tengu, très souvent issus d’histoires d’anciens moines tombés dans la voie des tengu, furent assimilés à des kami protecteur, ou même des divinités bouddhistes protectrices, comme c’est le cas pour Sōjōbō sur le mont Kurama, où le karasu tengu du mont Daisen, Hōkibō 伯耆坊. On remarquera donc qu’en dépit de leur forme aviaire, certains karasu tengu furent donc érigés au rang de grand tengu.

Les danses rituelles ont également donné lieux à la création de masques, qui ont d’ailleurs très probablement hérités des traits utilisés pour les masques de Saruta hiko. Si les masques des tengu au long nez sont majoritaires pour représenter les tengu, on note aussi quelques masques de karasu tengu, dont beaucoup reprennent la forme des masques de Karura. Il n’est pas rare de voir sur les sites de ventes aux enchères des masques vendus sous le nom de karasu tengu, alors qu’il s’agit en fait de copies des masques de Karura. Quoi qu’il en soit, dans certaines régions du Japon, notamment dans le département du Shimane par exemple, ces masques sont disposés dans les entrées des maisons afin de repousser les mauvais esprits.
A partir de la fin du XIXe siècle, des statues de tengu sont aussi disposées dans des temples et sanctuaires. Elles témoignent souvent, tout comme les masques, des croyances en une vertu apotropaïque de la représentation des tengu. Certaines servent également à honorer les montagnes dans le cas de leur vénération. Les lieux les plus connus recelant ces statues et masques sont notamment le temple Saijoji 最乗寺 du mont Daiyu 大雄山 (Kanagawa 神奈川県, Minami Ashigara 南足柄市 ; statues datant de 1936), le temple Kenchōji 建長寺 (Kanagawa, Kamakura 鎌倉市 ; 12 statues datant de la fin du XIXe siècle), le temple Yakuōin 薬王院 du mont Takao 高尾山 (Tōkyō 東京都, Hachioji八王子市), ou encore le sanctuaire Furumine 古峯神社 (aussi surnommé le sanctuaire des tengu ; Tochigi 栃木県, Kanuma 鹿沼市 ; où les très nombreuses statues et masques sont des offrandes de la part de croyants).
Toujours dans le domaine de la sculpture, mais dans une sphère beaucoup plus privée, les netsuke 根付 (objets décoratifs participant au système d’attache à la ceinture, via des cordons, d’autres objet, comme les bourses) se voient eux aussi ornés de la représentation du tengu, dans une riche variété de posture et de forme, surtout au cours du XIXe siècle.
Certains sanctuaires, deux à notre connaissance (un sanctuaire dans le parc Ôyamaryokuchi 大山緑地 à Nagoya 名古屋, et le Hagurojinja 羽黒神社 à Okayama 岡山), disposent de tuiles en forme de tengu portant un éventail à la main. Les tuiles ornementales ayant souvent le rôle de protéger (notamment des incendies ou des typhons), on peut penser que le tengu, par ses pouvoirs, a pu être considéré comme un symbole valable afin de repousser les cataclysmes météorologiques.
Ce côté protecteur et son aspect quelque peu effrayant a aussi inspiré des armuriers, surtout à la fin de l’époque Edo (première moitié du XIXe siècle), pour créer des masques de combat (menpō 面頬) et des casques (kabuto 兜) en forme de tengu. Parmi ces armures et ces casques, on remarquera le casque des deux premières photographies ci-dessous qui, lui, date du XVIe siècle, et qui est un exemple très rare au Japon de casque intégrale.
Du fait de leur rôle notamment dans l’histoire de Minamoto no Yoshitsune, les tengu sont aussi utilisés fréquemment dans diverses œuvres pour évoquer les arts martiaux. C’est ainsi qu’un ouvrage très connu dans le monde des arts martiaux : le « Tengu geijutsu ron » 天狗芸術論 (le « sermon du tengu sur les arts martiaux » en français) fut écrit par Issai Chozan 佚斎樗山 en 1727, racontant comment un sabreur apprend l’art martial grâce à des tengu. Les illustrations présentant des tengu en train de combattre sont donc extrêmement nombreuses.

Un extrait du Tengu geijutsu ron 
Tengu par Hokusai
Un legs insolite de la part des tengu, au Japon, réside dans le fait que les dents fossiles de mégalodon découvertes dans l’archipel étaient autrefois appelée tengu no tsume 天狗の爪. Les Japonais imaginaient ainsi que ces dents étaient en fait des ongles de tengu.

On note aussi la création de lieux insolites avec le Kita onsen ryokan 北温泉旅館, dans le département de Tochigi, qui possède un bain orné de masques de tengu qui vous guette du regard, et surtout, un sanctuaire assez récent et plutôt kitsch, Kobi no tengu yama 古井の天狗山, à Minokamo 美濃加茂, dans le département de Gifu 岐阜県. On y retrouve une grande concentration de statues représentant des tengu ainsi que la plus grande statue de tengu de tout le Japon (12m). On retrouve en outre dans beaucoup de régions du Japon certains parcs avec des statues représentant des tengu.
Il existait aussi soi-disant une momie de tengu, présenté dans le musée de Hachinohe 八戸 (département de Aomori). En partie humaine et en partie aviaire une analyse scientifique en 2007 révéla qu’il s’agissait d’une momie fabriquée à partir des restes d’un milan noir.

Enfin, avec le regain d’intérêt pour la culture japonaise, porté entre autres par les mangas, la popularité des tengu n’a cessé d’augmenter. On ne peut ici manquer de citer l’œuvre immense de Mizuki Shigeru 水木しげる et notamment le manga « Gegege no Kitarō », grâce auquel l’intérêt pour le monde des yōkai resta fortement ancré chez les Japonais.

De plus, avec l’avènement de la pop culture, les supports (que ce soit en livre, en film ou en jeu vidéo) continuent de se multiplier, ne cessant de revisiter les thèmes classiques que nous avons pu aborder. Ainsi, dans le très célèbre « Demon slayer / Kimetsu no Yaiba », le guide qui enseigne le combat au héros porte le masque d’un tengu, une énième référence à Sōjōbō. Les jeux de rôle également ne sont pas en reste, puisque l’on peut maintenant en trouver certains, tels Bushido rising sun ou Shadows of Brimstone Forbidden fortress, basés sur le Japon, et les tengu sont dés lors presque un incontournable de leur bestiaire.

Figurines du jeu Bushido 
Figurine du jeu Shadows of Brimstone
Les tengu ne semblent pas encore prêts de s’éteindre dansl’imaginaire des Japonais. Qui plus est, grâce à l’influence actuelle de la pop culture, on peut affirmer qu’ils sont parvenus à pénétrer d’autres cultures. D’ailleurs, il semble que ces dernières années, les Chinois et Taïwanais, entre autres, aient redécouverts avec intérêt les origines chinoises de cet intrigant personnage. Les sites explicatifs en langue chinoise sur les tengu abondent en effet, de même que se multiplient les oeuvres artistiques en hommage, laissant encore présager de longues années de popularité, dans les cultures asiatiques, à cet être légendaire.

Pour ma part, je vais continuer de lire tous les soirs quelques histoires sur les tengu à mes fils. Et à mon aîné, qui se passionne pour eux grâce à une encyclopédie illustrée qui leur est consacré, je lui expliquerai plus tard en détail cette longue histoire et transmettrait ce savoir qui fait que, si légendaires qu’ils soient, ces tengu continuent d’exister.

Références bibliographiques :
伊藤信博、「天狗のイメージ生成について―十二世紀後半までを中心に―」『言語文化論集』第29巻第1号、名古屋大学大学院国際言語文化研究科、2007
井上円了、『天狗論』、国書刊行会、1983
川口謙二、『日本の神様読み解き辞典』、柏書房、2018
五来重、「天狗と庶民信仰」『天狗草紙・是害房絵』、角川書店、1978
定方晟、『須弥山と極楽 -仏教の宇宙観-』、講談社現代新書、1973
杉原たく哉、『天狗はどこから来たか』、アジアブックス、大修館書店、2016
知切光歳、『天狗の研究』、大陸書房、1975
ヒサクニヒコ、『テングの生活図鑑』、ヒサクニヒコの不思議図鑑③、国土社、1995
宮治昭、「八部衆の源流」『八部衆・二十八部衆』、至文堂、1997
宮本袈裟雄、『天狗と修験者ー山岳信仰とその周辺』、人文書院、1989
南方熊楠、「天狗の情郎」『南方熊楠全集』第二巻、平凡社、1971

































































































Quelle érudition ! je réalise l’étendue de mon inculture et ça ma stimule. Je commence seulemnt à voir, sinon comprendre, les liens entre la littérature (les « dits »), les estampes, etc. Merci pour ce très intéressant texte.
J’aimeJ’aime